La céramique scandinave

 

La céramique scandinave

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la céramique scandinave fait peu parler d’elle sur le continent européen. Isolement géographique, fragilité identitaire (l’art local oscille entre influence européenne et romantisme national), piètre état économique des royaumes nordiques... Tout contribue à la laisser à l’écart, à en faire une simple imitation des modèles Français et Britanniques.

Les grandes expositions universelles vont aider à changer la donne. Au cours de celle de Londres, en 1871 au Crystal Palace, un membre du jury se plaint que le talent des céramistes nordiques “soit gaspillé sur des modèles qui concourent en mauvais goût et manquent de spécificité nationale”. En réponse, la manufacture de porcelaine Gustavsberg conçoit un service Viking aux motifs puisés dans le folklore local. Le mouvement est amorcé.

En céramique comme dans d’autres domaines des arts décoratifs, les créateurs scandinaves vont désormais tracer leur propre voie... et briller à l’étranger. Dans la lignée du mouvement Arts & Crafts et aussi d’Émile Gallé, l’un des premiers céramistes à le faire, les créateurs scandinaves signent leurs œuvres, faisant ainsi passer la poterie dans le domaine des arts décoratifs à part entière.

En 1925, pas moins de 45 céramistes screprésentent le royaume du Danemark à l’Exposition des arts décoratifs de Paris ! Un style émerge, marqué par une recherche d’équilibre formel, une palette souvent réduite aux sobres couleurs de la nature et une certaine simplicité. Un fil rouge à suivre à travers les courants qui vont se succéder : néo-classicisme, modernisme, biomorphisme (1940-1960) puis néo-primitivisme. L’influence du grès asiatique, pour les formes et les techniques de glaçures, s’avère plus durable qu’en France.

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Carl Halier pour Royal Copenhagen - 1933 & 1936 (C) Freeforms

 

Le "Folkhem" : la beauté pour tous

Cet élan esthétique s’accompagne d’une renaissance de la production. Au Danemark et en Suède, où existe une longue tradition de poterie utilitaire. Les théories d’Ellen Key et de Gregor Paulsson se répandent : le plus grand nombre doit accéder à des objets usuels et décoratifs modernes et beaux. C’est le concept du Folkhem : tout le pays est la maison du peuple, il faut l’emménager. La demande publique, soutenue par des associations de défense du design industriel, des expositions et la presse, boostent la production. Posséder une belle pièce en céramique n’a plus rien d’élitiste.

Ce genre artistique, auquel chaque auteur a donné une nuance, séduit aujourd’hui par ses subtiles variations un cercle croissant d’amateurs, du Japon aux États-Unis.

  

Le Danemark, pays de potiers

Une pléiade de fabriques et d’ateliers indépendants

Le Danemark a beau être un petit pays par la taille, il bénéficie d’une grande et solide tradition dans le domaine de la poterie. Son histoire moderne de la céramique doit tout à ces lieux de production très dynamiques, éclos à l’ombre des importantes manufactures de porcelaine Royal Copenhagen (1775) et Bing & Grøndhal (B & G, 1853). Au fil de sa vie, le créateur de forme (on dirait aujourd’hui designer) passe souvent, dans le désordre, des uns aux autres. L’atelier Kähler (Næstved), un des plus novateurs, accueille ainsi Svend Hammershøi (1873-1948) - frère du peintre - qui laisse des pièces empruntes d’un certain classicisme en dépit de leur aspect un peu brut produit par l’usage d’un vernis “à la cendre”, mastic ou plus rarement vert émeraude. Knud Kyhn (1880-1969) y réalise des figurines animalières pleines d’humour (il travaillera également pour Royal Copenhagen et B & G). Sur l’île de Bornholm (mer Baltique) riche en argile, l’atelier de Michael Andersen (1859-1939) et ses quatre fils constitue une vraie dynastie. En sortent dans les années 1930-1950 des pièces émaillées aux motifs animaliers ou végétaux sculptés en bas-relief à l’antique. Les glaçures céladon (rehaussées de touches corail) imitent la mousse végétale. Les formes des cruches sont parfois tirées des cucurbitacées. Rouvert récemment, l’atelier produit quelques rééditions.

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Knud Kyhn pour Royal Copenhagen. Circa 1950 (c) Freeform

 

Designers avant l’heure

D’autres préfèrent fonder leur propre atelier. À l’image de Bode Willumsen (1895-1987), qui s’adonne au primitivisme dès les années 1930 et fait grimper ses animaux sculptés sur des pichets. Et d’Arne Bang (1901-1983), auteur d’objets utilitaires (confituriers, moutardiers) raffinés asso- ciant grès solide plissé ou cannelé à un fin couvercle en argent. Fait unique à l’époque, l’atelier Saxbo est quant à lui dirigé dans les années 1930 par une femme, Nathalie Krebs (1895-1978), ingénieur chimiste spécialiste des émaux, un temps associée au suédois Gunnar Nylund.

 

Le sculpteur et céramiste Jais Nielsen (1885-1961) travaille un peu avec Saxbo, mais surtout avec Royal Copenhagen, pour qui il exécute des pièces sang-de-bœuf ou jade céladon, au décor sous émail au grand feu inspirées tantôt par la poterie égyptienne, perse ou chinoise, tantôt par le cubisme observé de près à Paris. Il sème ses œuvres de scènes bibliques sculptées en relief, par exemple au fond des vases.

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Axel Salto pour Royal Copenhagen - 1966 & 1936 (C) Freeform

 

Franc-tireur, Axel Salto (1889-1961) s’oppose à l’aspect lisse du modernisme. Il barde ses vases dits germinants, bourgeonnants ou cannelés, de spectaculaires protubérances inspirées des plantes, avant de les recouvrir de glaçures imitées des Song chinois (960-1279). Les œuvres réalisées (avec B & G, les ateliers de Carl Halier ou de Bode Willumsen) relèvent de la sculpture d’art.

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Bode Willumsen pour Royal Copenhagen, Vase animalier et pichet anthropomorphe - 1927. (C) Galerie Møbler

 

La Suède : de l’Art déco aux années pop

Au début du du XXe siècle, Rorstrand (fondé en 1726) et Gustavsberg (en 1825), les deux plus grosses manufactures de porcelaine suédoise implantées dans la région de Stockholm, se lancent dans la céramique d’art pour diversifier leur production. S’il existe d’autres ateliers et petites fabriques, difficile de les ignorer pour faire carrière... D’autant que ces établissements font tout pour débaucher les meilleurs artistes, qui forment ensuite des disciples. L’Art nouveau connaît un certain succès au pays de Nobel, mais reste très marqué par les styles continentaux. La révolution en Suède intervient en 1917... Au moment où Gustavsberg engage un peintre symboliste, Wilhelm Kåge (1889- 1960) comme directeur artistique. Parallèlement à des modèles de série destinés aux ménages populaires, ce dernier conçoit des pièces uniques ou en petit nombre. Une double activité commune à presque tous les céramistes suédois. Kåge remporte une médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris de 1925 avec sa collection néo-classique Argenta, un des fleurons de l’Art déco nordique. Il réalise alors une urne monumentale (42 kg!) offerte à l’hôtel de ville de Paris. Parmi ses œuvres célèbres figure la surréaliste série Surrea, pièce immaculée coupées en deux puis recollées avec un léger décalage. Élève de Kåge dont il prend la suite à Gustavsberg, le prolifique Stig Lindberg (1916-1982) incarne aux yeux des Suédois les années 1950. Il inonde les foyers suédois de services en faïence faite par des ateliers et réalise avec une grande liberté formelle des grès uniques scarifiés à la main dans l’esprit asiatique, ou des modèles blancs avant-gardistes dans les années 1950-1960 (Pungo, Endive...).

 

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Stig Linberg pour  Gustavsberg, faïences peintes circa 1950 et miniatures - 1964 (C) Freeform (C) Galerie Møbler

Le génial Berndt Friberg (1899-1981) tranche avec la plupart de ses collègues, bourgeois passés par les meilleures écoles d’art. Issu d’une modeste lignée de potiers, Friberg travaille l’argile dès treize ans. Ce technicien hors pair assiste longtemps Kåge comme tourneur avant d’exposer en son nom : le roi Gustav Adolf craque pour ses pièces monochromes très pures inspirées par l’étude approfondie de la céramique Song et de ses glaçures.

 

À chacun son écurie

Chez le concurrent Rörstrand, Gunnar Nylund (1904-1997), finlandais né à Paris d’une mère céramiste et d’un père sculpteur, impose un style moderniste épuré avant d’aller travailler chez le porcelainier danois Bing & Grøndhal. Son élève Carl Harry Stålhane (1920- 1990) invente une grande variété formelle (ondulant, pansu, élancé...). Un signe distinctif : le col étranglé qui s’ouvre plutôt largement.

 

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Gunnar Nylund pour Rorstrand et Carl Harry Stalhane pour Rorstrand - Circa 1950 (c) Galerie Møbler

Sans oublier Inger Persson (née en 1936), très prisée pour ses théières en série, ses vases pop en forme de bobines aux couleurs acidulées anis, bleu cobalt, rouge vif et ses pièces uniques en grès chamotté à la thématique orientaliste (calligraphies peintes, bleus de Chine).

 

Des techniques spécifiques

La plupart des céramistes scandinaves présentés ici travaillent le grès, mélange en quantité variable d’argile non blanche, de quartz et de feldspath. Cuit entre 1200 et 1300° C, opaque, il offre une très grande résistance. Une glaçure (enduit vitrifiable imperméable) colorée ou non, recouvre tout ou partie de la pièce.

 

Argenta
 

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Sous la direction de Kåge, la glaçure verte (rarement rouge ou bleue) à base de dioxyde de cuivre est posée sur la pièce à l’éponge en plusieurs couches, puis décorée au pinceau d’argent fondu mélangé à de l’huile céramique.

La pièce est cuite à 640° C et les motifs en argent (plus souple et plus sobre que l’or), polis. L’oxydation crée parfois un cerne autour des motifs, donnant l’illusion qu’ils sont incrustés. Ces motifs évoluent : personnages mythologiques, sirènes, lignes géométriques ou motifs floraux (années 1940).

 

Chamotte

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Plusieurs céramistes, de Gunnar Nylund à Inger Persson, ont recours à cette technique qui donne à la pièce un aspect brut et rugueux un peu granuleux.

Le terme féminin de chamotte désigne plus précisément une argile cuite broyée et tamisée en grains de taille variable. Mélangée au composant argileux (lisse) de base, elle vient renforcer la résistance de la pièce réalisée et lui confère un indéniable charme rustique.

 

Fourrure de lièvre

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Cet effet de dégradés de glacis qu’on retrouve chez Gunnar Nylund, Stig Lindberg et d’autres tire son nom d’une analogie avec le poil du lièvre.

Pour l’obtenir, on superpose des pigments colorés de compositions variées, qui réagissent diversement à la cuisson, et glissent plus ou moins loin sur la panse du vase. Cette technique existait déjà en Chine sous les Song (960-1279).

 

Persia

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Cette technique de craquelé, venue de la Perse ancienne, est perfectionnée par Michael Ejner Andersen, l’un des fils du fondateur de l’atelier danois Michael Andersen. La température de cuisson combinée à la composition chimique de la glaçure entraîne un effet bicolore soit céladon-sang-de-bœuf, soit blanc-gris, finement craquelé. Persia obtient d’ailleurs la Médaille d’or à l’Exposition universelle à Bruxelles en 1935. Les pièces sont souvent de couleur nacrée.

 

Les secrets bien gardés du céramiste suédois Berndt Friberg

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Pour comprendre, il faut toucher. Les vases et autres pièces de Berndt Friberg, œuvres uniques, ont la douceur inégalée d’une peau de pêche, et un lustre à part. Céramiste suédois le plus cher, Friberg est sans doute aussi le meilleur artisan. Pour arriver à ce résultat, il s’est éloigné des méthodes de ses confrères, qui trempent l’objet dans la glaçure ou versent celle-ci dessus. Lui l’applique en plusieurs couches, dans un rituel tenu secret. Le céramiste consigne tout, des années 1920 à sa mort, sur un seul carnet jamais montré et gardé dans une banque ! Temps de cuisson, températures, quantité de fumée qui s’échappe du four, oxydation de l’atmosphère etc. Rien ne lui échappe. Il faut dire qu’un défaut d’oxygène dans le four peut transformer en une seconde un superbe sang-de-bœuf en verdâtre terne... L’argile venait d’un seul gisement, secret lui aussi, situé dans sa ville natale, Höganäs. Qu’est devenu ce carnet ? Mystère.

 

Identifier la céramique scandinave

Les pièces de céramique scnadinave sont en général marquées, donc identifiables. On retrouve au minimum le logo de la fabrique ou de l’atelier, la signature de l’artiste ou ses initiales. À cela peuvent s’ajouter, en cas de production en série, un chiffre ou une lettre correspondant à l’année de réalisation. Il existe en réalité peu de pièces absolument uniques (Friberg excepté) : il est préférable de parler de très petites séries. Un indice : la présence parfois de la précision "handrejad" ou "handrejet", c’est-à- dire tourné à la main.

 

Rorstrand

Signatures des principaux céramistes

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Datation par signature de fabrique

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Gustavberg

Signatures des principaux céramistes

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datation par signature de fabrique

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Royal Copenhagen

Signatures des principaux céramistes

 

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Datation par signature de fabrique

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Stig Lindberg pour Gustavberg : datation par signature

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(*) Source : Textes : Alexandre Crochet pour magazine Antiquités BROCANTE. Photos : Galerie møbler - Freeform. Tableaux de datation :  Penelope Smagghe pour Galerie Møbler - jamiri.dk - signaturer.se